Leur Tour du Cotentin
Il y a quelques temps on vous parlait de notre envie d’ouvrir le site à la contribution, de donner la parole à TOUS les Rookies et pas seulement à Matthieu et Yann ( c’est nous 😬 ). Et bien voici la première historie venue tout droit d’autres mollets, un récit raconté par une autre plume et des pintes bues par d’autres bouches… Merci à eux de nous faire voyager et n’oubliez pas de nous partager vos récits sur contribution.lesrookies@gmail.com !
Texte : Tomas Couvry • Photos : Pierre Boudin & Tomas Couvry
À la Belle Époque, les Parisiens abondaient sur les plages de Normandie pour se soigner de maladies respiratoires comme la phtisie ou l’asthme. En mai 2021, après une année gâchée par les confinements, les couvre-feux et autres interdictions de déplacement, Pierre, photographe, et moi, avons tenté d’exorciser le Covid en parcourant le Cotentin en gravel. Pour lui, natif de Caen, c’était un retour aux sources. Pour moi, Parisien pur jus, c’était une découverte. Paysages vallonnés, vestiges du Débarquement, sentiers cahoteux chargés d’embruns, sans parler d’un florilège de spécialités riches en matière grasse… Cette péninsule, autrefois presqu’île, a tout d’un paradis pour cyclistes en quête d’évasion. Récit en images.
Étape 1 : Le jour le plus long
Carentan – Les Valées
140 km, 790m D+
À travers la fenêtre du TER, les bosquets succèdent aux champs de colza et ainsi de suite. C’est le jeudi de l’Ascension, l’interdiction de déplacement inter-régions vient d’être levée, alors les rames sont bondées. Dans les carrés assis et sur les strapontins, partout la même scène un peu absurde : les gens sont à touche-touche mais portent le masque.
On est d’abord optimistes sur la météo, mais passé Caen, ça se gâte. Et quand on sort du train à Carentan, il pleut carrément à verse. On passe les vestes imperméables et met tout de suite en route pour devancer le coup de froid qui guette.
Poussés par le vent, on file dans les marais du Cotentin, autrefois inondés à marée haute. Portes à flot barrant le flux des eaux salées, tranchées, vannages : il s’en est fallu de plusieurs siècles d’aménagements hydrauliques pour assécher cette vaste lande, aujourd’hui réputée pour ses élevages laitiers.
Première halte à Utah Beach. Bunkers intacts postés devant la mer bleu turquoise. Décor irréel, comme encore habité par l’âme des soldats abattus ici par milliers. On ne s’enracine pas, car il faut à présent remonter la côte, vent debout, avant de bifurquer vers l’intérieur des terres.
A peine vingt kilomètres au compteur. Déjà trempés. On s’efforce de ne pas penser à la pluie qui s’infiltre de partout : par le col, les poignets et même sous les semelles, qui font “ploc” à chaque coup de pédale.
Arrivée à Sainte-Mère-Èglise sur les coups de midi. Attraction locale : un mannequin est suspendu au clocher de l’église, en mémoire du parachutiste américain tombé là par erreur dans la nuit du 5 juin 1944. Les restaurants n’ayant toujours pas rouvert, c’est sur les étals du marché qu’on improvise un ravito. Quatre tranches de jambon blanc, une moitié de Livarot, une baguette encore chaude et deux parts de tarte normande : on a presque le sentiment de gagner au change. On se paie même le luxe de déjeuner au sec en s’abritant dans une tirette.
À la reprise, ça pique. La pluie s’est arrêtée mais le vent est glacial. À Ravenoville, l’air s’est adouci. Le ciel, encore bien encombré, irradie la plage et son chapelet de cabines multicolores d’une lumière crue, qui souligne les contours et accentue les contrastes.
La remontée du Val de Saire est épuisante. Le vent arrive de travers et il faut jouer de l’épaule pour ne pas se laisser désarçonner dans les rafales. Mais la vue est sublime entre les champs de poireaux et la rade de la Hougue. À Saint-Vaast, plus vieux bassin ostréicole de Normandie, on sent l’empreinte de la mer à tous les coins de rue. Des filets de pêche sont entassés devant les chalutiers amarrés.
Passé Barfleur, la trace nous déroute vers le phare de Gatteville. Au bout de quelques mètres, les pneus s’enlisent dans le sable et le ciel s’abat soudain en trombes d’eau. On hésite à faire demi-tour mais on préfère s’entêter. Abrités sous un parapluie, un couple de touristes nous observe d’un œil perplexe. Mais la persévérance, c’est ce que l’on retiendra de notre périple, finit toujours par payer. La pluie s’arrête et devant nous se dressent les 75 mètres de granit du deuxième plus haut phare d’Europe.
Encore soixante bornes, plein ouest, pile dans l’axe du vent. À hauteur du cap Lévi, la route cède à la piste. Paysage accidenté semé de bruyères. A Cherbourg, arrêt express dans un hypermarché, dont on ressort les sacoches remplies de biscuits salés, de saucisson et de sardines à l’huile, le dîner du soir. Pour la diététique, on repassera. Avant de se mettre à table, on doit encore avaler la côte de Landemer : 5 kilomètres à 4% de moyenne. On était cuits, on est cramés. Mais au sommet, le panorama qui se dégage justifie tous les efforts consentis. Au couchant, l’anse Saint-Martin ressemble à une toile de Turner, baignée dans un halo de lumière incandescent.
On quitte la départementale en suivant une piste étroite frangée d’arbres. Vingt mètres plus haut, surplombant la côte échancrée, la gite de Marie-Claude et Bernard nous tend les bras. Cette première journée s’achève en apothéose, sur une soupe d’orties servie fumante par notre hôte.
Étape 2 : L’horizon sans bornes
Les Vallées – Pirou
110km, 1230m D+
Moins de distance mais plus de dénivelé, pas loin du double, pour cette deuxième manche entre la pointe de la Hague et la côte des Isles. Un profil d’étape en dent de scie, avec le gros de l’ascension ramassé dans un mouchoir de poche, du Pont des Vaux à l’anse de Vauville, sur l’une des plus belles routes de Normandie et, n’ayons pas peur des superlatifs, de France : la route des Caps
Les tartines grillées sont à la hauteur du souper de la veille et on aimerait bavasser plus longtemps avec nos jeunes retraités. Mais vu le programme, on préfère décamper sans s’attarder.
Démarrage en douceur. Au bord de la départementale, alignée derrière une clôture électrique, un troupeau de normandes nous toise l’air d’en avoir vu d’autres. Quelques tours de manivelle plus loin, on reste sans voix devant les teintes irisées de Port-Racine, le plus petit port de France, « si petit qu’on dirait qu’il est ancré dans le sable», disait Prévert, qui vécut non loin d’ici jusqu’à sa mort.
Fini de rêvasser. Premier talus, court mais raide, après quoi on se laisse glisser jusqu’au cap de la Hague et son phare, brassé par les 4 à 10 nœuds de courant du Raz Blanchard. On se dandine en danseuse entre les pâturages séparés par des murets en pierre sèche – la « Hague » tient son nom d’un mot viking signifiant « enclos ». L’endroit mérite sans conteste son surnom de « petite Irlande ». Un SMS nous souhaite d’ailleurs la bienvenue en Grande-Bretagne.
Deuxième grimpette, en zig-zag au milieu des hameaux, petits villages typiques formés de maisons basses, blotties les unes contre les autres pour résister aux vents du large. Passée la baie d’Ecalgrain, on redescend vers la mer pour admirer les falaises de Jobourg. Ces roches, formées il y a plus de 2 milliards d’années, sont les plus vieilles de France et abritent des essences de fleurs sauvages qui s’enracinent malgré les conditions extrêmes, et on les comprend !
La remontée le long de l’usine de traitement nucléaire de La Hague casse l’ambiance « bout du monde », en y ajoutant une petite touche dystopique pas inintéressante. Mais on est plus à notre aise dans la descente des Treize vents, au bout de laquelle une table d’orientation indique l’anse de Vauville. En contrebas, on aperçoit le petit port du Houguet, très actif paraît-il du temps de la contrebande de tabac. Dernier coup de cul jusqu’aux dunes de Biville, où on règle le sort des sardines achetées la veille. Micro-sieste sur le sable chaud. Paysage carte postale aux faux airs de Cap Ferret.
Le départ est un crève-cœur, mais la suite du parcours est plus clémente, d’étendues de plage à perte de vue en stations balnéaires au charme pittoresque. Port-Diélette, Flamanville, Barneville-Carteret… Ces petits havres envahis chaque année par les estivants flairent la joie de vivre et les vacances, avec leurs villas Belle Époque et leurs cabines de bain bariolées. À Portbail, on s’arrête au Rendez-Vous des Pêcheurs pour déguster une crêpe au caramel maison, qui nous dégouline entre les doigts.
Les trente dernières bornes sont un pur moment de bonheur. On avionne sur du plat en vent arrière, le cerveau sur pause. Sensation de faire corps avec la route. L’étape s’achève à Pirou. On craque pour une glace artisanale, savourée sur le remblai en guise de récompense. On est hébergés par Sylvie, deux rangées de maison derrière la plage, qui nous réserve un accueil jovial et bien arrosé.
Étape 3 : « On peut pas ne pas finir sur un camembert. »
Pirou – Granville
83km, 700m D+
Sur le papier, la troisième et dernière étape est la plus abordable. Mais le vent, toujours violent, est passé au Sud et la pluie tombe drue toute la matinée. La première section est pénible. Pendant près d’une heure, on lutte contre les bourrasques sur la départementale.
Mais au moment de virer vers l’intérieur des terres, le ciel se dégage. La route est magnifique devant le havre de Regnéville, à l’embouchure de la Sienne et de la Soulles. Au loin, épars, des moutons paissent paisiblement dans les prés salés. On traverse les deux rivières à Orval-sur-Sienne, où le Pont de la Roque, saboté par les Alliés en juin 1944 pour ralentir le repli des Allemands, rappelle le combat d’une génération aujourd’hui en voie de disparition. S’ensuit une série de bosses, bien casse-pattes, dans les bocages de l’arrière-pays. On déroule quasiment sans faire de pause jusqu’à Notre-Dame de Cenilly, où les marches de l’église font office de table de pique-nique.
Montagnes russes à nouveau pour regagner le bord de mer. Juste avant Brehal, on se réfugie sous un abribus pour laisser passer un grain. Puis on mouline jusqu’à Granville, le terminus. Sentiment de retour à la civilisation. Nos cuissards moulants et nos paquetages moins ordonnés qu’au départ, ne laissent pas les familles, nombreuses en ce dimanche de week-end prolongé, indifférentes. Il nous reste quelques heures à tuer avant le train du retour. On en profite pour s’accorder un dernier plaisir : un camembert au lait cru de la Ferme du Champ Secret, accompagné d’un cidre brut Lemasson produit à quelques encablures. Le tout servi sur le muret de la promenade du Plat Gousset, en face du casino. Royal.
3 jours, 330 kilomètres. Bref mais intense, ce périple, tout comme l’année 2020/2021, nous aura appris une chose : nul besoin d’avions no de fusées Space X pour s’évader. On peut trouver l’ailleurs à deux heures de train, au sommet d’un raidard ou dans une bouchée de camembert. À une seule condition : prendre le temps de savourer.
Un immense merci à Pierre et Tomas, que vous pouvez féliciter, acclamer,
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